Entretien avec un « vieux routier » de l’industrie : José Leroux

Comment, où, quand, à quel prix et qui voyagera à la reprise post-Covid? Les agents de voyage, des exportateurs d’argent? Travel bashing : justifié ou non ? L’achat de Transat par Air Canada : une bonne chose? Et autres sujets, en compagnie du fondateur d’Intair et directeur de l’agence Cinquième Saison Voyages.

Open Jaw Québec : Comment ça se passe, Monsieur Leroux, actuellement, de votre côté?

José Leroux : Ce n’est pas plus tranquille en ce moment. En fait, nous avons plus de travail maintenant que quand tout roulait bien!

OJQ : C’est-à-dire?

JL : Entre les remboursements et toutes les choses qu’il faut faire pour aller chercher toutes les subventions, les prêts, les aides gouvernementales qu’on peut avoir, ça fait beaucoup de paperasse. Je fais beaucoup de lobbying aussi, j’ai beaucoup de discussions avec les autres agences qui vont peut-être fermer ou fusionner. L’OPC dit qu’il y a une centaine d’agences en moins, mais on sait qu’au moins une cinquantaine a fusionné avec d’autres, compte tenu des circonstances.

OJQ : C’est difficile à encaisser?

JL : Ce n’est pas très stimulant disons.

OJQ : Comment voyez-vous le fait que le gouvernement n’aide pas le transport aérien et l’industrie, depuis le début de la pandémie? Était-ce prévisible quand la pandémie s’est déclenchée?

JL : Rien n’est prévisible en ce moment. On espère certaines choses, on se questionne sur d’autres, mais ni nous ni les gouvernements n’étaient préparés à ça. Les gouvernements auraient dû l’être, mais ils ne l’étaient pas. Ce sont des discussions qui n’ont jamais eu lieu au sein des gouvernements et elles auraient dû avoir lieu. Je pense en fait que nous, les différents intervenants de l’industrie, nous étions plus prêts qu’eux!

OJQ : Le Canada est le seul pays du G7 qui n’a pas encore reçu d’aide du gouvernement pour son transport aérien. La pandémie est pourtant autant nouvelle que pour les autres pays que pour le Canada?

JL : Oui mais d’autres pays sont aussi en avance sur la vaccination. Ils se débrouillent mieux sur plus d’un seul échiquier à la fois. Je sais que les gens sont, en général, très fiers de ce que nos gouvernements ont fait. Je considère néanmoins qu’ils ne sont pas à la hauteur. Les ministres et sous-ministres prennent beaucoup de temps pour comprendre les industries, dont la nôtre. Et on s’aperçoit que la perception qu’ils ont des agents, c’est qu’ils servent uniquement à exporter de l’argent, qu’ils envoient les Québécois et les Canadiens à l’étranger juste pour dépenser…

OJQ : ?!

JL : Ils ne comprennent pas que le pourcentage d’argent du tourisme qui reste au pays est énorme. Prenons un t-o comme Transat : sur les forfaits qu’ils vendent, grosso modo 30 % de la somme s’en va à l’étranger, mais 70 % reste ici : une commission pour eux, une commission aux agents, une paye au transporteur canadien, un salaire pour les agents de bord, les pilotes et les mécaniciens d’Air Transat, etc. C’est toute une chaîne.

OJQ : En n’aidant pas le secteur, on l’affaiblit?

JL : Oui et surtout, on renforce ailleurs. Les compagnies étrangères qui ont de l’aide en ce moment seront plus fortes que les nôtres parce qu’elles auront perdu moins d’argent. Et au bout de la ligne, comme ces compagnies seront plus fortes que les nôtres, à la reprise, elles récolteront plus, et donc oui, il y aura encore plus de perte d’argent vers l’étranger. Dans la réalité, les gens vont toujours voyager. Et si ce n’est pas les agences du Québec qui vont faire voyager les gens, et bien ce sera des agences étrangères qui vont le faire, notamment à travers des sites Internet ou des services qui ne sont pas canadiens.

OJQ : Un jour, il y aura la reprise des voyages. Elle va se produire quand selon vous?

JL : Elle va se produire lentement, mais très bientôt. Aux États-Unis par exemple, il y a ceux qu’on appelle les « revenge travellers ». Ce sont des personnes qui sont vaccinées ET frustrées de ne pas pouvoir voyager pendant des mois. Ils veulent donc partir à tout prix.

OJQ : La reprise dépend de la vaccination…

JL : Totalement. Et c’est là où ça va encore mal! Le Canada est le 35 ou 37ème pays dans le monde au niveau du pourcentage de population qui se fait vacciner. Donc on est loin, loin en arrière. Le Canada n’est pas capable de s’assurer d’avoir les quantités nécessaires, et n’est pas certain de les avoir dans un lapse de temps adéquat.

OJQ : Donc ça retardera notre reprise?

JL : Oui, et c’est une faille majeure! La reprise dépend de l’immunité collective. Il doit y avoir un pourcentage important de gens vaccinés pour atteindre un niveau de risque acceptable. Cela dit, selon l’agenda actuel de la vaccination au Canada, la reprise n’est pas envisageable avant le milieu ou la fin de l’automne 2021.

OJQ : Elle va ressembler à quoi, selon vous, cette reprise?

JL : Il y aura une abondance de voyageurs! Mais contrairement à ce que certaines personnes prédisent, après un boom de départ, il y aura une diminution. Il y aura un cycle.

OJQ : Cette abondance de voyageurs, elle regroupera tous les profils?

JL : Les gens âgés, qui sont plus sensibles au niveau santé, resteront à risque. Même si la population dans le monde sera de plus en plus vaccinée, les gens âgés ne seront pas les premiers à re-voyager. Donc, ce sera sans doute une clientèle plus jeune.

OJQ : Et cette clientèle plus jeune, elle voyagera à tout vent?

JL : En 2020, plusieurs ont acheté des piscines ou des chalets, ils ont changé leur maison pour une plus grande, une plus grosse avec un terrain. Plusieurs se sont commis en termes d’argent. Alors pour certains, leur budget ne leur permettra peut-être pas de recommencer à voyager. Ou pas autant, pas tout de suite, et peut-être pas dans le même luxe qu’avant.

OJQ : Et les destinations choisies dans tout ça?

JL : L’immunité ou pas, dans la destination, sera un facteur pris en compte. Et là je m’inquiète : si le Canada, un pays riche, est au 35 ou 37ème rang dans le monde pour la vaccination, on peut se demander comment ça se passe dans des pays comme Haïti, la Jamaïque ou encore certains pays d’Afrique.

OJQ : Les destinations devront-elles montrer pattes blanches au niveau sanitaire? Allons-nous voir apparaitre des « destinations javel »?

JL : Les hôtels feront une différence. Certains tout-inclus vont être en avance sur d’autres. Les Club Med par exemple ont toujours d’immenses terrains. Comme la distanciation sera recherchée par la clientèle, celle-ci sera, pour ces hôtels, plus facile à offrir. Les vacanciers vont vouloir préserver un certain cocon à destination. Les hôtels plus luxueux auront aussi une meilleure cote. Les gens auront des doutes à l’égard des hôtels 2 étoiles. Ils vont se demander si leur qualité de nettoyage, entre chaque client, sera adéquate, si tout le personnel a été vacciné, si tous portent un masque, etc. Un hôtel 5 étoiles sera plus rassurant dans l’esprit des gens.

OJQ : Et les prix dans tout ça?

JL : En principe, ça va coûter cher tout ça, mais en pratique, les prestataires voudront accueillir de nouveau rapidement les clients. Tous auront besoin d’amortir les frais de leurs hôtels, leurs autobus, leurs avions, etc. Les hôtels vont se demander s’il est mieux d’avoir moins de clients et charger le bon prix? Ou est-ce mieux d’avoir plus de clients et charger moins cher? C’est toujours une mathématique qui se calcule, dans tous les marchés. Mais une autre question se pointe à mon avis, celle de la capacité des sièges. Les transporteurs qui ont des gros avions vont-ils laisser tomber certaines destinations qui ne draineront pas un volume assez important de voyageurs?

OJQ : Puisqu’on parle d’argent, où l’industrie voudra-t-elle économiser en premier pour rattraper les finances perdues?

JL : Les brochures vont certainement disparaitre définitivement. Les brochures coûtent cher à produire et elles polluent. Et c’est un concept désuet : par le temps qu’elles soient mises en circulation, elles ne sont déjà plus à jour. Et le timing est bon : actuellement, les gens prennent de grandes nouvelles habitudes avec Internet. Ils consultent le Web pour une série de nouvelles choses et raisons, ils achètent en ligne, ils réservent en ligne.

OJQ : Est-ce que ces nouvelles habitudes présagent un changement dans les besoins de consulter un agent de voyages?

JL : La clientèle se fera plus rare en agence. Je crois que les agents de voyages seront, durant la reprise des voyages et la suite, davantage sollicités parce qu’il y aura une plus grande inquiétude chez la clientèle, les gens voudront être rassurés par quelqu’un. Mais la présence physique en agence sera plus faible. Les agences vont devoir développer beaucoup plus d’outils, de ressources électroniques et de méthodes de travail pour leur permettre de répondre beaucoup plus rapidement à leurs clients, à distance, et offrir plus de références informatives à leurs clients.

OJQ : Le réseau des agences est-il prêt à ça?

JL : De tous les regroupements que je connais, celui qui est en avance dans ce domaine, c’est Voyages En Direct. Ils ont beaucoup investi dans la façon de rejoindre les clients et de faire de la publicité. Et ils ont des agences qui veulent bien les adapter aussi. Car souvent, le problème, c’est la réticence au changement. C’est ainsi dans tous les domaines.

OJQ : Mais la vague de changement est-elle actuellement plus forte que la réticence?

JL : Oui. Les clients demandent plus d’information et les conseillers n’ont pas avantage à passer des heures et des heures à chercher. Aussi, essayer de décrire une chambre d’hôtel au téléphone ne sera jamais aussi efficace que d’envoyer des liens à son client pour qu’il puisse voir des photos.

OJQ : Quoi d’autre la pandémie est-elle en train de changer, dans le voyage, actuellement?

JL : On s’en va vers un tourisme qui demandera des preuves de vaccination. Pour certains types de voyages en tout cas, comme les voyages d’aventure, les croisières, des concepts où les gens vont être regroupés dans des endroits clos. Tout le monde va vouloir essayer de se protéger. Pour cette raison d’ailleurs, je suis porté à penser que ce sera moins bon pour les voyages en autocar et les voyages de grands groupes, pour un bon bout de temps en tout cas. Les voyages par petit groupe, en famille, en gang de filles, seront en hausse. Les gens vont vouloir de plus en plus organiser des voyages où ils pourront se réunir avec leurs proches. Ce sera une tendance.

OJQ : Mais cette tendance était déjà commencée avant la pandémie…

JL : Oui c’est vrai, mais elle va s’accentuer.

OJQ : La carence en voyage qu’éprouvent beaucoup de gens actuellement, dessinera-t-elle une autre tendance?

JL : Oui : aller loin et passer à travers la Bucket List! À cause de la pandémie, beaucoup de gens voient, tout d’un coup, leurs chances de réaliser leur Bucket List s’éloigner. Plusieurs vont donc vouloir reprendre de l’avance. Et en général, la Bucket List, ce n’est pas d’aller en Floride.

OJQ : Il y aura une urgence de réaliser le ou les voyages de nos rêves alors?

JL : Oui. Ceux qui en ont les moyens en tout cas. Déjà, j’entends des gens se dire qu’il faudra faire ce voyage de rêve avant qu’une autre catastrophe survienne. Parce qu’on dit aussi que la Covid, c’est peut-être le bébé qui est arrivé avant les parents…

OJQ : Qu’en est-il des formules de voyage? De la façon de voyager?

JL : Il y aura certainement une augmentation des voyages en voiture. Plusieurs voudront s’éloigner des trains ou des bus. La voiture permet de garder la bulle en sécurité. Ça s’est beaucoup vu au Québec l’été passé et je pense que ça va se faire beaucoup à l’étranger aussi, dans les destinations où ce sera possible, bien sûr. Peut-être pas le Botswana en voiture, disons. La location d’une péniche en Europe se révélera aussi, je crois, une formule qui gagnera en popularité. Les locations de villas et appartements aussi.

OJQ : Quel est votre point de vue sur le travel bashing, qui sévit en ce moment?

JL : Oui, des voyageurs sont porteurs de maladie venue d’ailleurs. Mais c’est minime. Je n’ai jamais vu le voyage se faire autant taper dessus!

OJQ : Le travel bashing n’est-il pas nourri du fait qu’il est moralement inacceptable de voyager en ce moment? En cette période de couvre-feu, de surcroit?

JL : Oui, c’est tout à fait moralement inacceptable. Mais le bashing qui est venu des politiciens et des journalistes, celui-là a été exagéré. Je suis d’accord que ce n’est pas une bonne chose de voyager, surtout avec la venue des variants, mais on en développe ici-même des variants! Ce qui est dommage dans tout ça, c’est que les politiciens n’ont pas mis leurs culottes et fermé les frontières comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande l’ont faite.

OJQ : Pourquoi selon vous?

JL : Comme dans n’importe quelle situation ou n’importe quelle entreprise, certains s’en sortent mieux que d’autres.

OJQ : Et en quoi ces deux pays s’en sortent mieux que nous?

JL : Si le Canada avait fermé ses frontières comme l’ont faites l’Australie et la Nouvelle-Zélande, nous serions peut-être dans une position aussi enviable : pas sorti du bois au niveau des voyages, mais sorti du bois au niveau de l’économie. Dans ces pays, les restaurants fonctionnent, les cinémas fonctionnement. Tout est presqu’à la vie normale, sauf le voyage. Conséquence : leurs gouvernements ont beaucoup plus de marge de manœuvre pour aider leurs compagnies aériennes, les tours opérateurs, les agences de voyages, etc. Car il n’y a qu’eux à sauver, dans un sens. Le Canada a tellement traîné à prendre des décisions que les choses ont dégénéré.

OJQ : Changement du sujet : de par votre longue expérience dans le domaine aérien, l’achat de Transat par Air Canada, ce serait une bonne chose?

JL : Si l’achat se concrétise, il y aura une période d’adaptation. Je partage les craintes du Bureau de la concurrence. Mais aucun n’aura de bonnes raisons de nuire à l’autre, de façon mutuelle. Oui, il risquera d’y avoir des augmentations de prix. Mais si ça arrive, ça ne durera qu’un temps. Beaucoup d’acteurs du domaine aérien regardent depuis longtemps les routes de ces deux transporteurs. Et si les prix venaient à augmenter, ces acteurs se pointeraient, avec des prix moins chers. Un déséquilibre relativement naturel pourrait survenir pendant deux ans, mais le marché se stabiliserait ensuite.

OJQ : Sous-entendez-vous des initiatives étrangères ? ou canadiennes?

JL : Il n’y a rien qui dit que Sunwing et WestJet ne pourraient pas muscler leur présence dans le marché des vacances, et prendre plus de place. OWG peut aussi changer la donne, ou avoir une influence. Un équilibre naturel se fera. Ce n’est pas toujours immédiat, mais il se fera. Air Canada ou Transat ne peut pas monter les tarifs de 700 à 1000 $ pour une destination sans qu’il y ait un impact sur la concurrence. Toute route, toute destination a un concurrent. Et si ce concurrent n’existe pas, c’est le « trop gourmand » lui-même qui le crée. Cela dit, ce serait préférable qu’Air Canada achète Transat, au lieu que Transat s’éteigne et qu’on perde tout ce qui a été développé.

FIN

Article précédentLancement d’une campagne marketing risquée pour OWG
Prochain articleDes corridors aériens encore plus menacés au Canada
Détentrice d’un baccalauréat en journalisme de l’Université Laval, Isabelle débute sa carrière de journaliste en voyage en 1995. Ses articles et reportages ont voyagé dans les magazines L’agent de voyages, Voyager et Tourisme Plus, Atmosphère d’Air Transat et le Journal Le Devoir, entre autres. Elle est co-autrice de quatre guides chez Rudel Médias (25 destinations soleil pour les vacances) et aux Éditions Ulysse (Voyager avec des enfants, Fabuleux Alaska/Yukon, Longs séjours à l’étranger). Depuis 2006 aussi, elle présente des conférences devant public.