Croisières & interdiction d’Ottawa : entrevue avec René Trépanier, dg de CSL

René Trépanier, directeur général de Croisières du Saint-Laurent

En interdisant l’accès aux paquebots de croisière dans les eaux du Canada jusqu’en février 2022, voyons ce qu’Ottawa a déclenché comme réactions et conséquences, dans l’industrie de la croisière comme dans celle du tourisme en général, avec René Trépanier, directeur général de Croisières du Saint-Laurent.

Open Jaw Québec : Aviez-vous prédit une telle décision du gouvernement?

René Trépanier : On s’attendait à ce qu’on ait une saison 2021 amputée. Mais une annonce aussi prématurée, en février 2021, que tout est reporté à février 2022, a été assommante. On avait espoir qu’avec la vaccination, le temps aurait dicté les choses à faire et les décisions à prendre. Car en ce qui concerne les croisières dans le Saint-Laurent, le gros de la saison, c’est en automne. Déjà, avec les annulations de réservations que nous avons enregistrées pour la saison 2021, on savait qu’on allait avoir une petite saison. Mais de là à avoir un couperet aussi tôt en saison, ça nous a surpris.

OJQ : Un impact de quelle nature et de quelle portée la décision d’Ottawa a et aura-t-elle sur le Québec et le Canada?

RT : Un impact économique énorme, aussi bien sur les recettes touristiques en général que sur les nuitées d’hôtel au Québec et au Canada. Les croisières génèrent beaucoup de nuitées d’hôtels, en pré et post croisières. Par exemple en 2019, les escales dans le St-Laurent ont généré des recettes de 711 millions $ en retombées économiques pour le Québec et quelque 175 00 nuitées, à Québec et à Montréal. À titre comparable, le Palais des congrès de Montréal a connu sa meilleure année en 2019 avec 140 000 nuitées. Autrement dit, l’industrie des croisières génère plus de nuitées au Québec que l’industrie des congrès à Montréal.

OJQ : Quel fut l’impact de cette décision à l’international?

RT : Cette décision a lancé un message, celui que le marché touristique international n’est pas le bienvenu avant 2022.  C’est d’une lourde portée pour l’industrie des croisières au Canada parce que 95 % de cette activité provient du marché international. Par extrapolation, le gouvernement, en prenant cette décision, vient de stigmatiser l’industrie de la croisière. C’est frustrant car on aurait pu quand même continuer de discuter avec les partenaires gouvernementaux et avoir un report de l’interdiction des croisières, disons jusqu’à la fin du moins d’août, avec une possibilité pour l’automne. Mais non, la décision ferme est tombée.

OJQ : Que comprenez-vous avec cette interdiction qui va aussi loin dans le temps qu’en février 2022? L’industrie de la croisière est-elle vue comme une industrie à problème dans le combat contre la pandémie?

RT : Les compagnies de croisière ont été et sont encore très pointées du doigt dans le contexte de la pandémie. Souvenons-nous, au tout début, de ces passagers prisonniers à bord des navires au Japon. Tous les médias en parlaient. Mais l’industrie s’est retroussée les manches. Des compagnies comme MSC ont fait plusieurs croisières en 2020, dont plusieurs en Europe. Elles ont créé des environnements très stérilisés.

OJQ : Qu’est-ce qu’elles ont fait d’ailleurs dans ce registre?

RT : Elles ont mis en place une série de mesures hyper sophistiquées avec des dizaines de points de contrôle, pour assurer la distanciation physique comme les mesures de stérilisation, et ce tant à bord des navires que pendant les visites terrestres. Aussi, les autocars sont stérilisés et les guides et chauffeurs en poste pour les visites terrestres doivent passer des tests de dépistage du virus. Cela dit, comme cette industrie travaille à l’avance, elle a le contrôle sur ces choses-là. L’industrie des croisières a été perçue comme étant un des principaux vecteurs de propagation du virus, mais c’est peut-être l’inverse qui va se produire: les paquebots vont peut-être être les endroits les plus sécuritaires parce que l’industrie s’est retroussée les manches.

OJQ : Est-ce que l’industrie de la croisière écope d’un jugement sévère parce que le milieu de la croisière est un milieu clos pour les passagers?

RT : Probablement. Mais d’un autre côté, les gens comprennent maintenant c’est quoi une pandémie et ils comprennent aussi que ce n’était pas la faute des paquebots.

OJQ : Sachant que les programmes de croisières se discutent et se préparent très à l’avance, comment se présente, à l’heure actuelle, l’après février 2022?

RT : Nos démarches se font deux ans d’avance. Actuellement, nous effectuons des représentations auprès des compagnies pour l’année 2023. Donc, 2022 est déjà en place. Nos chiffres actuels indiquent que nous aurons une bonne saison en 2022, pour le Saint-Laurent en tout cas. Si ça se maintient, nous aurons une saison 2022 qui tournera à 60 % de sa capacité. C’est bon et ça nous donne espoir.

OJQ : Donc, l’amateur de croisière est toujours au rendez-vous?

RT : Il fait la file pour reprendre des croisières! Récemment, un croisiériste a mis en vente une croisière tour-du-monde et celle-ci a été sold out dans le temps de le dire. Les amateurs veulent retourner en croisière. Ceux qui n’ont jamais fait de croisière sont un peu plus frileux en temps de pandémie. Mais l’offre est très inférieure à la demande.

OJQ : Votre association est en contact constant avec les compagnies de croisière, dont plusieurs sont américaines. Comment celles-ci réagissent à cette annonce?

RT : Il y a eu une réaction très négative. Car aux É-U, l’industrie des croisières continue de bouger. Les croisières sont limitées à 7 jours et des mesures ont été mises en place. Les compagnies américaines font des cruise tests avec des navires sans passagers. Elles ont mis une série de contraintes qui découragent les voyageurs, mais ici au Canada, la décision est claire : c’est non. L’Alaska a qualifié la décision de « sans bon sens ». Les États-Unis accusent le gouvernement du Canada de vouloir tuer leur industrie, surtout sur la Côte Ouest et pour cette raison : il existe une loi sur le cabotage, dans le domaine maritime, et cela oblige un navire qui porte pavillon étranger et qui part des É-U à faire escale au Canada pour pouvoir par la suite terminer la croisière à un port différent aux É-U. C’est une loi protectionniste. Cette même loi existe au Canada. En d’autres mots, toutes les croisières qui partent des É-U et qui vont en Alaska sont obligées de toucher le Canada. Et là le Canada dit non. Les É-U sont donc très mécontents. Une pression est exercée sur le Canada pour qu’il autorise au moins des escales techniques : tu arrives avec ton bateau, personne débarque, et un douanier vient te donner un billet qui dit oui tu es venu au Canada et tu repars.

OJQ : Pour pouvoir poursuivre son chemin vers l’Alaska finalement?

RT : Oui, tout en étant conforme à la loi. Mais le Canada ne veut même pas, parce qu’il craint ces escales techniques. Car durant l’escale technique, si on découvre un cas de Covid à bord, le Canada est tenu de le faire débarquer et de le traiter.

OJQ : Selon vous, cette crainte est-elle justifiée de la part des autorités canadiennes? Dans un contexte où les compagnies de croisière ont mis en place des mesures visant à atténuer les risques?

RT : Un décideur qui doit gérer une pandémie traite malheureusement les sous-secteurs comme l’industrie touristique de cette manière. Et les croisières sont les premières têtes coupées dans l’industrie du tourisme à l’international. On aurait souhaité un véritable dialogue entre nous et les décideurs.

OJQ : Ils ne vous ont pas consulté?

RT : Les moyens de consultation sont assez questionnables. Il y a eu un appel de Transports Canada, à peine une semaine avant la décision, pour discuter de quelle devait être la date optimale de report de la saison des croisières. C’était un appel téléphonique et nous étions 80 sur la ligne…

OJQ : !!

RT :…c’était coast to coast au Canada, et chacun ne pouvait faire qu’une seule intervention…

OJQ : !!!!

RT : …puis après, plus rien. Plus de son, plus d’image. Et une semaine plus tard, on apprend que vite vite, on doit se dépêcher parce qu’une annonce va avoir lieu. Autrement dit, on s’est fait prendre par surprise avec une annonce aussi majeure et importante que celle-là.

OJQ : S’installe-t-il et restera-t-il une amertume à l’égard du Canada, à cause de cette décision?

RT : Je ne pense pas à une amertume parce que le Canada a sommes toutes une bonne réputation. Nous sommes très bien cotés dans l’écosystème mondial des croisières. La problématique est ailleurs : c’est une question d’affaires. En ce moment, les compagnies se disent « on ne peut pas faire des affaires avec le Canada maintenant? Alors on va essayer une autre destination. » Et s’ils sont satisfaits avec une autre destination, bien ils vont rester là.

OJQ : Donc il y a un risque de perdre à long terme…

RT : Il y a un risque de perdre des parts de marché, qui vont être difficiles à regagner. C’est dommage parce qu’on connaissait une constante croissance. En 2005 dans les ports du Saint-Laurent, nous avons enregistré 100 000 jours/passagers. En 2019, ce chiffre a grimpé à 500 000.

OJQ : La pandémie a-t-elle un autre impact sur le marché des croisières?

RT : La pandémie oblige les compagnies de croisière à un redéploiement des flottes. Les choses bougent beaucoup en ce moment pour ces compagnies. Beaucoup de navires ont aussi été vendus. Dans le Saint-Laurent, nous devrons travailler fort parce qu’un de nos principaux clients – Holland America – a vendu trois navires et ces navires venaient à Montréal. Montréal se retrouve donc aujourd’hui avec une grosse pente à remonter. Cette vente des navires, c’est 40 % de perte d’un seul coup. Beaucoup de compagnies se départissent  de navires plus vieux, moins rentables, et ça nous affectera. On travaille donc pour aller chercher d’autres clients.

Rappel de la mission de CSL

Croisières du Saint-Laurent a pour missions la promotion des escales du St-Laurent auprès des compagnies de croisière dans le monde, s’assurer de la croissance de l’industrie de la croisière au Québec, s’assurer qu’une qualité de l’offre est offerte aux croisiéristes. CSL table également sur le déploiement d’une stratégie de développement durable.

CSL offre la possibilité d’organiser des visites virtuelles et des webinaires pour les agents de voyage. Pour en savoir plus : www.cruisecanadanewengland.com

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Détentrice d’un baccalauréat en journalisme de l’Université Laval, Isabelle débute sa carrière de journaliste en voyage en 1995. Ses articles et reportages ont voyagé dans les magazines L’agent de voyages, Voyager et Tourisme Plus, Atmosphère d’Air Transat et le Journal Le Devoir, entre autres. Elle est co-autrice de quatre guides chez Rudel Médias (25 destinations soleil pour les vacances) et aux Éditions Ulysse (Voyager avec des enfants, Fabuleux Alaska/Yukon, Longs séjours à l’étranger). Depuis 2006 aussi, elle présente des conférences devant public.